12.7.16

Belles vacances


Cévennes


L'incipit proustien de Mark Greene, avec la main de Gérard Manset


ACTE 1

Depuis quelques années, Guillaume Daban organise des dîners dans la grande tradition dix-neuviémiste du salon littéraire et artistique. On y croise musiciens, écrivains, connus ou méconnus, mais également des lecteurs, collectionneurs et passionnés. Je ne suis pas très friand de ce qu'on appelle les dîners en ville, qui sont la plupart du temps ennuyeux et prétentieux, mais chez Guillaume Daban, la simplicité est de rigueur, ses dîners sont sans chichi ni falbala. Il y a quelques invités récurrents comme le voyageur solitaire Gérard Manset : "- Que pensez-vous de Jean-Louis Murat, Gérard? - Nos univers sont proches, mais lui est vraiment triste." Avec mon plus proche voisin de table, l'écrivain Jean-Marc Parisis, nous avons évoqué le marronnier de la déliquescence (sans fin) du monde de l'édition. Lors de ce dernier dîner, j'ai eu aussi le plaisir de retrouver un ami écrivain, Mark Greene, rencontré à l'époque de la défunte et très regrettée revue littéraire Les Episodes. Mark a publié récemment son cinquième livre chez Rivages, 45 tours, un roman savoureux autour d'un tube des années 80 qui fera le bonheur et le malheur de son compositeur. On ne peut pas ne pas aimer l'univers de Mark Greene, drôle et attachant, tendre et nostalgique, à des années lumière du cynisme ambiant. Un livre à lire allongé sur un rocher chauffé par les rayons ardents du soleil d'août au bord d'un gourg (trou d'eau) cévenol, loin de la foule des plagistes.  

Extrait : " C'était un matin de janvier, en 1985, au cours d'un hiver particulièrement froid et neigeux, un hiver d'autrefois, profond, d'un autre siècle, je revois le pull-over qu'il portait ce jour-là, pull-over irlandais et les babouches en cuir qu'il avait rapportés d'Agadir, où il avait passé Noël en compagnie de ses parents, quelques semaines plus tôt."




ACTE 2

Les essais de Bertrand Lacarelle sur Jacques Vaché (Grasset, 2005) et Arthur Cravan (Grasset, 2010) trônent dans notre bibliothèque, mais également son "Salut à Arthur Cravan" dossier hommage au poète boxeur paru dans le n° 587 de la NRF (octobre 2008), ainsi que son "Arthur Cravan est vivant !", autre dossier hommage au neveu d'Oscar Wilde, paru dans le n° 53 de la revue La Règle du jeu (octobre 2011), sans oublier son Pas maintenant ce grand et beau format publié aux éditions Cent pages (2014) qui rassemble des documents cravanesques dont les trente-cinq lettres inédites du poète aux cheveux les plus courts du monde à la journaliste Sophie Treadwell. Un autre livre de Bertrand Lacarelle vient de se glisser dans notre bibliothèque, La Taverne des ratés de l'aventure, (Pierre-Guillaume de Roux, 2015) un passionnant récit-gigogne écrit à la première personne, consacré principalement au poète lyonnais Stanislas Rodanski (1927-1981), le fil conducteur du récit, ce "surréaliste extrême" interné volontaire à 27 ans qui passera les 27 dernières années de sa vie dans un hôpital psychiatrique. En 1948, lors de leur exclusion du mouvement surréaliste, Rodanski et le poète Claude Tarnaud avaient fondé par dérision le "Club des ratés de l'aventure", comme le souligne Bertrand Lacarelle, "Les Ratés de l'aventure surréaliste sont les vrais surréalistes." Dans la Taverne de Lacarelle (dont on aimerait dénicher l'adresse), on croise quelques habitués qui nous sont familiers comme l'écrivain franco-égyptien Albert Cossery, Henri-David Thoreau l'auteur de Walden, la vie dans les bois, le critique d'art et romancier Bernard Lamarche-Vadel, le cinéaste J.F. Ossang, le vagabond Jack Kerouac, le suisse malheureux Fritz Zorn, et notre ami le feu follet Jacques Rigaut… Nous avons lu également de Bertrand Lacarelle, un très beau texte sur quelqu'un que nous apprécions particulièrement ici, Baudouin de Bodinat, texte paru récemment dans le n° 63 de La Revue littéraire (mai-juin-juillet 2016). 

Extrait La Taverne des ratés de l'aventure : "Les chambres mortes sont des chambres d'écho, ce qui s'y est passé ne cesse de revenir frapper nos esprits. La chambre de Jacques Rigaut à la Vallée-aux-loups - où il s'est suicidé quelques mois avant Maïakovski, d'une balle dans le cœur - est suspendue dans un film. Grâce à Louis Malle et Pierre Drieu la Rochelle - l'auteur du Feu follet écrit en souvenir de son ami -, nous pouvons y entrer à notre guise. Et c'est une gnossienne de Satie qui en est le sésame. Derrière la porte, Alain (Rigaut) prépare soigneusement son arme et pousse la délicatesse jusqu'à disposer une serviette pour ne pas tâcher son lit. Alain est un véritable raté de l'aventure, sans volonté, naufragé d'un monde bourgeois superficiel. Il réussit son suicide, une aventure par défaut."

Extrait à propos de BdB : "Baudouin de Bodinat est un homme des bois qui vit quelque part au cœur de la France. Lorsqu’il sort de chez lui, poussé par l’insomnie ou la nostalgie, il contemple l’Univers -- privilège réservé à ceux qui ont fui les villes -- et, DE LÀ-HAUT, aperçoit la “couche gazeuse” au fond de laquelle l’humanité agonise en toute innocence, en toute tranquillité. Baudouin de Bodinat est un intranquille qui a lu Simone Weil. Avec elle, il s’efforce de ne pas relâcher son “attention” et se laisser distraire par notre âge de la communication globalisée, de la technique déshumanisée, des ILLUMINATI cybernétiques, de l’Argent, en un mot, de l’Apocalypse. Ses méditations nocturnes sont la voix off du film catastrophe auquel nous assistons, dans une salle qui n’est autre que la caverne du confort intellectuel. Ce livre ressemble aussi à L’ENFER de Jérôme Bosch : une forme somptueuse (esthétique de l’écriture, beauté plastique, précision des descriptions) pour la figuration de la monstruosité, de l’absurdité (parfois drolatique), du monde moderne. Pourtant, nulle violence dans la langue de Bodinat, au contraire, une sorte de douceur objective : nul besoin d’effets de manche, pour convaincre, le constat suffit, rehaussé de cette clarté sublunaire qui caractérise son style et sa pensée. (…)Voilà donc où nous en sommes, et quiconque y trouvera à redire sera appelé passéiste, réactionnaire, pauvre nostalgique, voire fasciste. On trouvera bien sûr que Bodinat exagère, qu’il va trop loin, mais QUI va trop loin ? De tout cela, ce tableau à la Jérôme Bosch où l’on voit que l’Apocalypse a déjà eu lieu, qu’il est peut-être déjà trop tard, il ressort une seule question : que faisons-nous ? Baudouin de Bodinat note avec flegme : “Et s’il doit y avoir des malheureux appelés à continuer notre espèce, notre imbécile passivité d’aujourd’hui encore à cet égard leur sera UN PRODIGE ACCABLANT."  (Merci à Henri Graetz pour la retranscription)




"L'éternité, où la passerez-vous?" 
Photographie ayant appartenu à Jacques Rigaut


ACTE  3 

Restons avec Rigaut, enfin plutôt avec celui qui enviait son détachement, Drieu. Nous avions lu avec intérêt Fontenoy ne reviendra plus (Stock, 2011), le portrait par Gérard Guégan du dadaïste, opiomane, communiste, écrivain, aventurier, homme à femmes, doriotiste, collaborationniste, Jean Fontenoy qui se suicida dans les ruines de Berlin en avril 1945. Cette fois-ci, Guégan a fait plus concis, une "fable" de 130 pages, Tout a une fin, Drieu (Gallimard, 2016) dans laquelle il imagine la dernière nuit de l'auteur du Feu follet avant son suicide, sous la forme d'un procès à huis clos avec pour juges un groupe de résistants communistes. La fable s'achève sur un joli poème de Reverdy. Guégan évoque Rigaut une seule fois dans son texte, quand Drieu remercie la résistante d'avoir vengé Rigaut en lui crachant au visage. On se souvient qu'à la date du 5 janvier 1930, Drieu avait noté dans son agenda : « Je t’ai tué Rigaut, j’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer. » Drieu merci.

Extrait : "C'est qui, Rigaut ? demande Héloïse. C'est Jacques Rigaut, lui répond Marat, un surréaliste dont ce monsieur a été l'ami et qui lui a inspiré le personnage de Gonzague dans Le Feu follet. - Tu oublies, dit Maréchal, que Gonzague était déjà le héros de La Valise vide. - Je déteste cette nouvelle… Reprenons!"





ACTE 4

André Breton avait stipulé dans son testament que sa correspondance ne soit publiée que cinquante ans après sa mort (1966). Nous y sommes. Deux volumes par an seront publiés. Un ensemble éditorial qui représente tout de même quelques milliers de pages. J'avais eu le privilège il y a dix ans de consulter chez Sylvie Sator (fille de la première épouse de Breton) les lettres de Breton envoyées à sa mère Simone Kahn. Aube Breton-Elléouët (fille d'André Breton et Jacqueline Lamba) m'avait gentiment accordé l'autorisation de consultation de cette correspondance. J'avais lu avec beaucoup de plaisir ces lettres d'André à Simone tout en retranscrivant les passages où Rigaut était évoqué. J'aurais bien aimé lire les réponses de Simone, mais certains supputent que Breton, après avoir découvert en 1928 la liaison de Simone avec Max Morise, ait détruit dans un accès de colère les lettres de son épouse. On espère que cet autodafé épistolaire n'a pas eu lieu et que les lettres de Simone resurgiront un jour. Pour l'heure, c'est Gallimard qui ouvre le bal en publiant les lettres d'André Breton à Simone Kahn (1920-1960), celles-là mêmes que j'avais lues il y a une décennie. Une belle édition dans la classieuse Collection Blanche, sous la direction de Jean-Michel Goutier, égayée de quelques photos d'André et Simone et de fac-similés de la correspondance. Un ouvrage qui ravira les historiens et passionnés du mouvement surréaliste. On attend impatiemment la suite.

Je souhaite de belles vacances à ceux qui partent, mais aussi à ceux qui restent et vous donne rendez-vous à la rentrée.

Extrait : « Samedi 7 août 1920. Je pense à ce que vous m’avez dit d’Apollinaire : il vous berce. Mais vous pouvez encore lui demander autre chose. (…) Le numéro de la N.R.F. cause un profond dépit à la presse. J’ai là quelques coupures assez amusantes. Je me persuade avec joie qu’on n’a pas compris.

J’ai reçu de Jacques Rigaut une lettre dont certains passages sont émouvants. Je lui reproche un peu son automatisme. Si l’on ne veut pas aller au pôle, on n’a avant de partir qu’à dérégler les boussoles. On aura tout au moins des illusions plus drôles. J’ai appris à ne plus parler de la mort avec passion.

Je me suis mis hier à relire les Illuminations. C’est tout de même très bien. Je me suis aperçu avec stupéfaction que le texte est parfaitement intelligible, au contraire de ce que je laissais dire en général. Pas une obscurité. J’ai eu un autre étonnement : la femme tient dans la pensée de Rimbaud une place considérable, c’est simple, il la confond avec tout. Il n’est pas celui qui dit : « La femme est à mes pieds ! » (…) Aimez-vous comme moi les questionnaires niais dans le genre de : « Quel est votre poète préféré ? votre peintre ? votre musicien ? » Je vous en envoie un qui a été proposé par Max Jacob, souhaitant que ce petit jeu sans conséquence puisse vous distraire. Vous permettez ? Au moment de fermer ma lettre, je déchire ce papier, par trop indiscret et ridicule. André B. »