10.5.11

Jean-Luc Le Ténia (1975-2011)






L'homme avait cessé de tenir son lapidaire journal intime le 30 avril. Il y a deux mois, avec ce clip typique de ses agissements à la fois mégalos et caustiques, plein d'autodérision morbide, il mettait en scène sa propre cérémonie d'enterrement... avant de clamer un espoir cafardeux. Le 3 mai 2011, Jean-Luc Le Ténia a mis fin à ses jours dans son appartement du Mans. Chanteur arraché de partout, il a composé près de 2 000 chansons au gré d'une carrière vécue à la marge, le seul album ayant trouvé un écho plus conséquent étant Le Meilleur Chanteur Français Du Monde, paru en 2002 grâce au collègue Ignatus, qui lui rend d'ailleurs hommage sur son site. Notre collaborateur Thibaut Allemand, qui croisa Jean-Luc à quelques reprises dans sa vie, évoque la mémoire de l'artiste défunt. Une cérémonie religieuse aura lieu à l’église Saint-Aldric, au Mans, ce jeudi 12 mai 2011 à 15h30.

« C’est quand ils sont vivants, qu’il faut aimer les gens / Les Jean-Luc ! », sont les premiers mots revenus à l’esprit lorsque j’appris le décès de Jean-Luc Le Ténia, retrouvé le 3 mai dernier dans son appartement du Mans, forcément. Forcément, car Jean-Luc était indissociable de la cité cénomane (comme disent les érudits), ou des 24 heures et des rillettes (comme disent...tout le monde, en fait). L’Âme Du Mans : c’était le titre d’une de ses cassettes, et Jean-Luc se définissait ainsi. Non sans humour. Mais c’est vrai, Jean-Luc était à l’image de cette drôle de ville : pas très grand, pas très gros, un peu cabossé, laissant couler la vie et s’enflammant parfois. J’ai un peu connu Jean-Luc. Vu pas mal de ses concerts épiques, seul avec une guitare en bois qu’il maltraitait à en saigner. Chopé quelques-uns de ses (innombrables) disques remplis à ras-bord de morceaux à la folie triste. Les ai écoutés souvent. Et puis un peu moins. Et pour être franc, je n’avais pas accroché à ses dernières compos au clavier. Mais sa mort à trente-six ans ou presque m’a secoué. Et fait remonter quelques histoires. C’est au début des années 90, vers quatorze ou quinze ans, que Jean-Luc Lecourt avait débuté la musique, écrivant des chansons dans son coin. Amateur de bande dessinée, il avait fondé un fanzine, Radis Noir, dans lequel se côtoyaient Jean-Luc Coudray ou Tony Papin. Faute de temps, le discret binoclard finirait par se consacrer tout entier à ses chansons, parce que « c’est moins difficile, expliquait-il. Et j’ai tendance à aller vers la facilité ». Pas simples, pourtant, étaient ses relations avec la gent féminine, dont il a tiré quelques-uns de ses textes les plus directs – et les plus poignants, comme Seul De Nouveau.

Ces chansons destinées à des filles, de sa voisine de palier à la caissière du Viveco, transpiraient le réel. Un réel mâtiné de psychose, où la drôlerie planquait le désespoir, où l’absurde de la répétition traduisait des obsessions souvent noires. « Je pourrais détruire tous mes rapports sociaux pour écrire une chanson qui me plaise vraiment », avait déclaré cet amateur de Jean-Louis Costes. Et ce n’était pas de la fanfaronnade : même si certaines de ses attaques contre Bertrand Cantat (avant Vilnius, hein), Henri Salvador ou le cannabis étaient franchement drôles, cette rock star de proximité se mettait à nu (au sens propre et figuré) et provoquait parfois, véritablement, le malaise. Trop souvent comparé à des rigolos comme Didier Super, Le Ténia préfigurait, depuis quinze ans déjà, Philippe Katerine (2010) de Katerine – où le rire jaune côtoie la peur bleue. Mais Jean-Luc se fichait de la chanson française, préférant – et reprenant – ses totems : The Mountain Goats, The Velvet Underground, Daniel Johnston, Ramones ou Neil Young. Ce chanteur inclassable rangé dans la case anti-folk (faute de mieux) avait depuis quelques temps raréfié les concerts, mais pas sa production – pléthorique. « J’espère qu’un jour, les gens comprendront ce que j’ai dans la tête grâce à ces chansons », disait parfois ce songwriter méconnu, malgré un disque bancal paru chez Ignatub en 2002. Au rayon des anecdotes, je pourrais évoquer ce concert manceau de Miossec, en 2002, où le "tendre granit" fit monter le vers solitaire sur scène. Ou encore cette chanson des Wampas, nommée... Jean-Luc Le Ténia, tout simplement.

Non, en fait, j’ai un souvenir tout bête : je devais avoir 17 ans, et Le Ténia chantait Daniel Johnston et Jonathan Richman en promenade sur une plage. Les noms me disaient quelque chose, mais ça restait vague. Je vais le voir après le concert, pour en savoir plus. « Je te ferai une compile », me répond-il. Une semaine plus tard, je rêvasse à un arrêt de bus lorsqu’un cycliste me fonce dessus et s’arrête net. C’est Jean-Luc, qui sort une cassette de sa poche. « Tiens, je t’ai fait une compile », lâche-t-il avant de reprendre sa route. Et cette vieille K7 de leçon d’allemand effacée par ses soins contenait désormais des chansons du vieil enfant texan. Je découvrais Richman un peu plus tard, à la médiathèque où Le Ténia travaillait – section jeunesse. Voilà, ce n’est pas grand’chose, mais depuis ce jour, Daniel Johnston, Jonathan Richman et Jean-Luc Le Ténia sont irrémédiablement liés. Pour autant, pas question de faire de ce fan absolu de Russ Meyer un... saint, ni d’oublier les frasques parfois lourdingues de ce grand sensible. Toujours est-il qu’avec la disparition de Jean-Luc Le Ténia, c’est un peu de l’âme du Mans qui s’en va. Mais pas seulement. C’est aussi un artisan talentueux, incompris, émouvant, irritant, pugnace, fatigant, stimulant, qui fout le camp. Laissant orphelines mille deux cent chansons, environ.

Thibaut Allemand