6.8.10

Palentête



Dans sa critique du dernier film de Christophe Nolan, Jean-Luc Douin évoque (entre autres) Rigaut. Le journaliste du Monde fait allusion à la fascination de Rigaut pour les opportunités et paradoxes qu’offre le voyage temporel. Breton témoignera dans ses carnets de l'enthousiasme de Rigaut à l'idée d'aller revivre le passé pour mieux le manipuler : "Il pense qu’en allant assez vite dans le sens opposé au mouvement de la terre, on pourrait revenir en arrière, arriver au temps de César, à la Genèse. Il en tire toutes sortes de conséquences merveilleuses : dans un lieu où l’on a déjà passé on se retrouverait à un autre âge, aux pieds de la même femme par exemple, et que l’on pourrait devenir jaloux de soi-même."

JLB

"Inception" : blockbuster cérébral

Inception signifie "origine", éclosion d'un événement qui va en générer d'autres en écho. Des émotions dont Christopher Nolan explore la figuration dans les arcanes du cerveau. Le chaos mental est l'un des principes de ce film d'action qui mixe la stratégie d'un gang spécialisé dans l'espionnage industriel et les troubles psychopathologiques de son chef. Orchestrateur de ce voyage dans les neurones et observateur des mécanismes de défense qui s'y déclenchent comme une sirène d'alarme, le cinéaste brouille le réel et le rêve, leur octroie à chacun des critères temporels différents.Auteur de ce scénario infernal qu'il met en scène avec un tel sens du détail dramaturgique que nombre de spectateurs auront à coeur d'aller voir Inception plusieurs fois, Christopher Nolan imagine les exploits d'un "extracteur", un type qui s'introduit dans les rêves de ses proies pour leur voler des secrets enfouis au fond de leur subconscient. Le voilà chargé par une multinationale de faire l'inverse : plutôt que de dérober une idée, il s'agit d'en implanter une dans l'esprit d'un individu, comme un ver dans un fruit. Glisser l'inception susceptible de pousser un puissant patron à changer ses plans.

Construite sur le principe des histoires en abyme, obligeant ces étranges espions à imaginer les décors déroutants de leurs plongées oniriques et à emboîter plusieurs rêves les uns dans les autres, cette intrigue est de nature à combler les tenants du spectacle à l'hollywoodienne. Truffée d'effets spéciaux, elle donne lieu à des jeux de miroirs sous le métro aérien parisien, une poursuite échevelée dans les ruelles de Mombasa au Kenya, des constructions virtuelles qui s'écroulent, des pieds de nez à l'équilibre, marches au plafond, combats en apesanteur, final à la James Bond, suspense crispant.

Les admirateurs de Christopher Nolan y retrouvent le goût du dédale, la succession de flash-back, les décalages de niveaux de réalité et le désordre psychologique lié à l'amnésie qui faisaient le succès de son premier film, Memento (2000), ainsi que sa propension à faire de Batman un justicier tourmenté (Batman Begins, 2005, et The Dark Night, 2008). Car Cobb est hanté par une douloureuse épreuve intime, poursuivi par une épouse décédée qui surgit dans ses songes pour saboter ses missions.

"Ces rêveurs assis"

Ils découvriront un démiurge machiavélique que n'eurent pas renié les surréalistes. Nous ne sommes pas loin ici du Je t'aime, je t'aime d'Alain Resnais et Jacques Sternberg (1968) où un homme voyage à travers le temps en égaré, cobaye d'une expérience perturbée qui lui fait croiser une fille cafardeuse qu'il prétend avoir tuée. Dans Inception, Mall, la femme fatale (Marion Cotillard), est la Nadja de Cobb, une créature quasi fantasmatique qui prend le rêve pour le réel (et inversement), multiplie les appels de détresse, perd la raison jusqu'à sauter dans le vide pour retrouver l'amour de sa vie. Surréaliste suicidé en 1929, Jacques Rigaut était pareillement certain de n'être qu'un fantôme, persuadé qu'en remontant le temps il redeviendrait lui-même.
La minutie avec laquelle Christopher Nolan peint la mise en place des séances de sommeil collectif nous replonge dans les expériences hypnotiques planifiées chez André Breton, où Robert Desnos remplissait le rôle du médium aux yeux fermés.

Comme dans Inception, ces séances destinées à explorer les rêves de chacun entraînaient des désordres sensoriels et états impulsifs. L'idée de Breton était que ces rêves harmonisés en "vases communicants" étaient de nature à résoudre certaines difficultés de la vie. Exista même avec un certain Hervey de Saint Denys (1822-1892) la notion de "rêve dirigé" : ce sinologue prouva que l'on pouvait se créer les rêves de son choix, par exemple rêver d'une région après s'être endormi en aspergeant son oreiller d'un parfum qu'il y avait acquis.

Dans Inception, on n'est pas près d'oublier ce plan, fixant des corps endormis flottant dans un virtuel cosmos. C'est l'image même des spectateurs de cinéma, candidats à rêver ensemble, dans une même salle. Ces "rêveurs assis, disait Desnos, sont emportés dans un nouveau monde auprès duquel la réalité n'est que fiction peu attachante."

Jean-Luc Douin, Le Monde du 21/07/2010