19.5.08

Exégèse


Manuscrit dactylographié du texte Adieu à Gonzague de Pierre Drieu la Rochelle


À l'ombre des réprouvés
Paul-François Paoli


Julien Hervier a voué sa vie à l'étude de Jünger et de Drieu la Rochelle. Avec l'ambition de les sortir de l'enfer.
Dites-moi qui vous lisez, je vous dirai qui vous êtes…

Il y a comme un faux air d'Ernst Jünger sur le visage anguleux de Julien Hervier. Une ressemblance étrange, peut-être due à une très longue fréquentation. Rien d'extraordinaire à cela. Universitaire et normalien, ancien professeur de littérature comparée, Hervier est le responsable de l'édition des Journaux de guerre de l'écrivain allemand dans la «Bibliothèque de la Pléiade».

Si l'on ajoute que son autre romancier de prédilection est un écrivain mille fois plus « réprouvé » que Jünger: à savoir Pierre Drieu la Rochelle, dont il vient de préfacer Notes pour un roman sur la sexualité, on se dit que la vie de ce retraité ne doit pas être de tout repos dans un monde où l'on a vite fait de vous soupçonner du pire. «J'ai perdu des amis en route et j'en ai été affligé», explique Julien Hervier dans son appartement de la rue Linné, qui domine le Jardin des Plantes, à Paris . Affligé peut-être, mais il a persévéré.


«Le jour où j'ai ouvert “Zarathoustra”»

Jünger, Drieu: en 1973, il leur consacre sa thèse universitaire qui, est publiée chez Klincksieck en 1978: Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, deux individus contre l'Histoire. Seul ouvrage de Julien Hervier en tant qu'auteur, il n'est plus disponible en librairie.

Jünger, «qui ne fut pas nazi et méprisa Hitler», est un écrivain considérable et Drieu, collaborateur et antisémite notoire, est un romancier «tour à tour inégal et exceptionnel» qui mérite largement l'intérêt qu'on lui témoigne. Chez Drieu, ce n'est pas l'idéologie en elle-même qui intéresse Hervier mais la complexité d'un homme et d'un écrivain aux prises avec cette idéologie.

Durant la guerre de 1914, Jünger et Drieu étaient sur la même ligne de front, où ils ont bien failli se rencontrer... Une anecdote qui a frappé Julien Hervier, d'autant que son propre père fut, comme Jünger, un engagé volontaire, et un héros du feu. Un père qu'il a peu connu et qui meurt en 1939 à l'âge où le petit Julien a trois ans. Élevé par sa mère dans le culte paternel, l'enfant est studieux et fragile. Sa famille n'est pas riche et il ne part pas en vacances. «J'habitais le quartier populaire des Chantiers à Versailles et je garderai toute ma vie le souvenir de mon école communale, où j'ai eu de si bons instituteurs.» Il lit Barbusse et Maurice Genevoix et puis un jour, à l'âge de onze ans, tombe sur un livre qui le bouleverse. «Je me souviens du jour où j'ai ouvert Ainsi parlait ­Zarathoustra, je ne comprenais pas grand-chose, mais certains passages m'éblouissaient.»

Au lycée, sa mère lui conseille d'apprendre l'allemand pour «connaître la langue de l'ennemi». Mais le romantisme allemand, ses poètes et ses musiciens, Beethoven, Mahler, Schubert, le ravissent. Comment a-t-on pu se déchirer avec un peuple qui a engendré de tels génies ? En classe de khâgne, au lycée Condorcet, à Paris, il a ­pour professeur de philosophie Jean Beaufret, l'introducteur de ­Heidegger en France ; ­Heidegger qu'il ira rencontrer lors des fameux séminaires du Thor, à Aix-en-Provence, en 1968. «J'étais terrorisé à l'idée de dire quelque chose de stupide, je me sentais comme un enfant.» René Char, ami du philosophe, le subjugue aussi.

Dans les années 1960, il est bouleversé par Le Feu follet, récit de Drieu adapté au cinéma par Louis Malle. S'il condamne les idées de l'écrivain, sa puissance de sincérité l'impressionne. «J'ai été bouleversé par l'autocritique radicale d'un homme qui se trouvait toujours en dessous de ce qu'il aurait dû être », explique ­Hervier, qui ajoute que «Drieu reste pour lui une énigme ». Pourquoi tant de haine, de soi et des autres, chez cet homme qui fut tant aimé ? Par une cohorte de femmes, mais aussi par des hommes de renom, ­d'Aragon à Emmanuel Berl, en passant par Malraux. «Drieu ­adulait la force et il projetait partout la hantise de sa propre faiblesse », explique Hervier. Une hantise qui apparaît pathologique dans Notes pour un roman sur la sexualité, publié grâce au bon vouloir de Brigitte Drieu la Rochelle, femme de Jean, le jeune frère de l'écrivain, que Julien ­Hervier a bien connu. « Lorsque je l'ai rencontré la première fois j'étais stupéfait, c'était Pierre tout craché.»


Drieu et Van Gogh

Dans les années à venir, Julien Hervier devrait participer à une tâche ardue: la publication des principaux romans de Drieu, dans la «Bibliothèque de la Pléiade». Au programme de ce volume: Gilles, Rêveuse bourgeoisie, L'Homme à cheval, et un livre inachevé du fait du suicide de son auteur, en 1945 que Hervier tient pour un chef-d'œuvre : Mémoires de Dirk Raspe, consacré à la figure de Van Gogh, génie convulsif en qui le romancier vit un double de lui-même.

Peut-on sauver Drieu de l'enfer où il s'est enfermé? Julien Hervier le croit. L'un des réprouvés les plus talentueux de la littérature française va peut-être rejoindre Louis­Ferdinand Céline au paradis des lettres, sur papier Bible.
Notes pour un roman sur la sexualité de Pierre Drieu la Rochelle préface de Julien Hervier Gallimard, 104 p., 11 €.

Source : Le Figaro du 14/O5/08