29.9.07

Dans le texte (2)



Ce texte paru dans Littérature en mars 1921 est la troisième publication de J.R.

"On n’a fait tant de place à l’amour que parce qu’il dépassait en utilité le reste des choses. A mesure que l’argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l’amour. – On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. – Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu’il y a des gens qui sont riches. L’argent des autres m’aide à vivre, mais pas seulement comme on suppose. Chaque Rolls Royce que je rencontre prolonge ma vie d’un quart d’heure. Plutôt que de saluer les corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls Royce.

Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m’y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu’il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c’est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n’y a pas trente-six façons de penser ; penser, c’est considérer la mort et prendre une décision. – Autrement, je dors. Eloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l’imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c’est près de vous que j’imagine une existence satisfaisante. Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogisme, – les chercheurs de sommeil.

Quand je roule dans ma n HP, que les poètes prennent garde, qu’ils ne s’attardent pas sur les refuges des avenues, sans quoi je pourrais bien en faire quelques faits divers ! Ce penseur dédaigne les dollars, bien sûr ! il tient dans sa main des réalités aussi immédiates, bien sûr ! En attendant, il est là, sur un trottoir, un numéro à la main, sollicitant une place dans un autobus, et comme je passe près de lui dans ma voiture et que je souris de plaisir en l’éclaboussant, lui et quelques autres mal nourris, il murmure :

– Imbécile !

– Toi même ! je dors. Toi, dans ton bureau, tu t’irrites ou tu t’ennuies, tu penses à la mort, sale victime ! L’amour, ton intelligence ! tout de même, on se laisser aller à quelque indulgence pour ces femmes, quand on se rappelle quels rivaux elles ont données à leurs poètes d’amants ! Attendez un peu que je sois l’homme le plus riche du monde et vous verrez qui sera préposé aux ignobles besognes chez moi ! Taisez-vous ! Les penseurs panseront mes autos ! Riez maintenant ! Ne sentez-vous pas le mérite de mes millions ; qu’ils sont la grâce ? J’aurai enfin la première balance exacte ; je sais le prix des choses, tous les plaisirs sont tarifés. Consultez la carte. Love to be sold. Me voici assure contre les passions ! Le consentement des gens, je m’en passe, et si les sacrifices et l’à contre-coeur, le remplacent, je me frotte les mains.

Un homme qui me veut du bien, mais qui a vingt ans de plus que moi, m’offrait comme moyens d’existence, afin de ne pas m’écarter de cette vie spéculative pour quoi j’avais témoigné tant de dispositions, tu parles ! de classer des fiches dans une bibliothèque et de composer une anthologie des pensées d’un grand capitaine ou d’un monarque. D’effarement, je ne pus répondre à ce brave homme que j’espérais bien passer en Cour d’Assises avant d’en être réduit à de pareils travaux. Dieu soit loué ! il y a la Bourse, dont l’accès est libre même à nous qui ne sommes pas juifs. Il y a d’ailleurs bien d’autres façons de voler. Il est honteux de gagner de l’argent. Comment les médecins peuvent-ils ne pas rougir quand un client pose un billet sur leur table. Dés qu’un monsieur se met dans le cas d’accepter d’un autre quelque argent, il peut s’attendre à ce qu’on lui demande de baisser son pantalon. Si on ne rend pas de service bénévolement, pourquoi en rendrait-on ? Je vois bien que je volerais par délicatesse.

La petit V vient d’épouser un riche garçon ; elle l’aime. Ce n’est pas son argent qu’elle aime, elle l’aime parce qu’il est riche. La richesse est une qualité morale. Les yeux, les fourrures, la santé, les jambes, les mains, la 12 Packard, la peau, la démarche, la réputation, les perles, les partis-pris, le parfum, les dents, l’ardeur, les robes qui sortent de chez le grand couturier, les seins, la voix, l’hôtel Avenue du Bois, la fantaisie, le rang dans la société, les chevilles, les fards, la tendresse, l’adresse au tennis, le sourire, les cheveux, la soie, je ne fais pas de différence entre ces choses, et aucune d’entre elles n’est moins capable de me séduire que les autres.

On n’a jamais vécu que de possibilités et c’était tout de même autre chose que le balcon de Juliette, ce petit cube bleu qui circulait – à des épaisseurs variables – d’un joueur à l’autre sur le tapis vert de la salle Baccara. Un gros coup. Autour de la table, les visages fonctionnaient, les sourires se déclenchaient avec peine, puis s’immobilisaient des doigts qui tremblaient. J’ai deviné ce qu’était le respect quand j’ai vu, au petit matin, cette femme qui emportait dans son sac plusieurs années d’insolence, rencontrer sur la route, en sortant du casino, les pêcheuses de crevettes, qui revenaient de la mer, mouillées, chargées de filets, les pieds nus.



Jeune homme pauvre, médiocre, 21 ans, mains propres, épouserait femme, 24 cylindres, santé, érotomane ou parlant l’annamite. Ec. Jacques Rigaut, 73, boulevard du Mont-parnasse, Paris (6e)."

("Roman d'un jeune homme pauvre", Jacques Rigaut)

28.9.07

Cachez ce cercueil que je ne saurais voir



Jacques Rigaut, créateur et administrateur principal de « L’agence générale du suicide », une société reconnue d’utilité publique au capital de 5 000 000 francs, qui offrait aux indigents le suicide à 5 fr. par pendaison, aurait souri de cette dépêche publiée dans le quotidien 20 minutes Genève du 27 septembre 2007.

27.9.07

Dans le texte



Voici le premier texte paru de Jacques Rigaut dans la revue Action, en juillet 1920.

"Grimpé sur mon piano, je suis l’Antéchrist coiffé d’un entonnoir de gramophone. Triomphant, j’entre en sautant sur la tête dans le hall du Péra-Palace de Constantinople et je fais tourner avec mes orteils une crécelle géante. Dieu vous bénisse, bourriques de clair de lune !
Prestige de la démence ! Faire une chose qui soit complètement inutile — un geste pur de causes et d’effets. Jusqu’ici — comme ailleurs celui de la pesanteur — c’est le règne de l’utilité ; désormais par l’absurde je vais m’évader...
Je recommence. C’est comme si j’étais seul au monde. Événements de moi seul nés, de moi seul visibles ; la glace en oublie de refléter mon image. Nu, jusqu’à avoir perdu chair, os et toute consistance. Baignant sans effort (non pas au cœur d’un pauvre Rigaut) au cœur des choses. Étonné de l’existence indépendante et contradictoire de ce Rigaut qui se jauge faussement à son raisonnement ou à sa connaissance.
M’y voici. J’y suis. Ici au sein de cette conscience, j’emplis mes poumons d’un oxygène consumpteur mais qui rend l’air, ailleurs, irrespirable. Hors de cette pureté, tout est égal, toutes valeurs égales et il n’importe pas que je sois ministre ou portier. Ici, mes amis (mes amis, ai-je dit ?) ne me suivront pas. Et où nous joindrons-nous ? Il n’y a plus à présent, entre nous, de possibilité d’échange ou de communication.
Fatale, valide et légitime Immobilité. (L’Inde n’est pas si loin.) Moi le plus bel ornement de cette chambre aussi vivant que la lampe et que le fauteuil !
*
L’orgueil amer de se sentir sans origines. Creux comme un mirliton, je circule à l’incertaine poursuite de tout ce qui pourrait remplir cette concavité. — Avidité et aridité ne se séparent que d’une petite lettre —. Sans but, cela va de soi, mais les autres savent s’en tenir à leur maison, à leur chambre ; sans maison sans racines. A ma place pas plus et pas moins, dans ton lit ô Rosalinde, qu’au cloître, ni près d’amis que seul.
Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. Sans origine.
*
Il est bien évident que je suis nul. Me suis-je assez moqué des mots « cœur » et « âme » pour découvrir avec pâleur, un beau matin, qu’il ne m’en restait plus ! Je n’imagine rien d’aussi sec que moi. Je ne tiens à personne ni à rien. Je n’attends rien.
Je me rappelle avoir éclaté de rire. Je me rappelle avoir eu l’échine glacée à la pensée de la gloire. Je me rappelle avoir été ardeur d’amour. Il n’y a plus aucune vie en moi. En dehors de l’ennui je ne me trouve pas, je n’ai pas de place.
Tout a été surfait ! Surfaite la guerre ! Surfaits les « paradis artificiels » ! Et l’amour donc !...
Quel coup ! Mais on vivrait. Il n’y a au monde qu’une seule chose qui ne soit pas supportable : le sentiment de sa médiocrité."

("Propos Amorphes", Jacques Rigaut)

26.9.07

La dernière lettre


André Gorz et sa femme Dorine


Le philosophe, cofondateur du «Nouvel Observateur», et sa femme, Dorine, se sont suicidés.


Lettres à D. Histoire d’un amour (1), paru en septembre 2006, sera son ultime texte. A 84 ans, André Gorz a choisi de partir avec Dorine, 83 ans, sa femme. «Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous ­avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.» C’était la fin du livre. Hier, sur la porte de leur maison de Vosnon, dans l’Aube, où le couple s’était retiré depuis une vingtaine d’années, un simple message sur la porte : «Prévenir la gendarmerie». Une amie s’en est chargée. Ils reposaient tous deux côte à côte. Lettres à D., qu’André Gorz racontait avoir écrit en pleurant, disait toute la passion et la reconnaissance qu’il avait pour D., Dorine.
«Long dialogue». Au soir d’une carrière bien remplie de philosophe et de journaliste, André Gorz ne pensait qu’à elle, seulement à elle, qui l’avait soutenu toutes ces années dans l’ombre. Il fallait en léguer une image pour qu’elle lui survive. «Cette présence fut décisive dans la construction d’une œuvre dont la visibilité ne porte qu’un nom alors qu’elle fut celle d’un couple, le fruit d’un long dialogue.» De traces biographiques, il ne reste que les siennes à lui, mais il faut toujours voir D. dans ses pas.
André Gorz a eu plusieurs identités, même si pour D., «il a toujours été Gérard». Né à Vienne en février 1923 de père juif et de mère catholique, sous le nom de Gérard Horst, il s’exile à Lausanne au moment de l’Anschluss. C’est en Suisse, où il étudie la chimie, qu’il rencontre Jean-Paul Sartre, venu donner une conférence en 1946. Si le philosophe l’encourage à travailler sur son essai philosophique, Fondements pour une morale, cette somme ne sera finalement publiée qu’en 1977.
L’existentialisme sartrien correspond à son expérience vécue, celle d’un être «injustifiable» qui, dans son premier livre publié, le Traître (1955), longuement préfacé par Sartre, tente de «se restituer tout, comme venant de lui-même».
Après la période sartrienne - qui l’a vu aussi concevoir la plupart des numéros des Temps modernes de 1967 à 1974, ne quittant le comité de rédaction qu’en 1983 -, Gorz intègre à la philosophie morale et existentielle une dimension sociologique et économique. En ce sens, les Adieux au prolétariat (1980) marquent une nouvelle saison de la réflexion particulièrement féconde, puisque Gorz, de façon quasiment prophétique, annonce la fin de la centralité du travail industriel dans les sociétés capitalistes. Dès lors, rares sont les analyses des métamorphoses du travail qui ne réfèrent pas à celles d’André Gorz. Et quand des thèmes comme «la fin de la modernité» ou la «crise de la raison» deviennent quasiment des slogans, il insiste, lui, sur la crise, et la fin d’une rationalité économique dont le propre est de se renverser, de provoquer la cassure verticale des vieilles agrégations sociales (les «classes»), et de laisser ­apparaître de nouvelles élites hyperproductives, seules aptes à bénéficier des services. Aussi finit-il par montrer que l’immatériel, favorisé par la généralisation des outils informatiques, devient la forme hégémonique du travail et le «poumon» de la création de valeur. Toute la tentative d’André Gorz aura été d’étudier les conditions auxquelles une société peut récupérer son contrôle sur l’économie. Son dernier essai, l’Immatériel, explorait le potentiel de subversion, de gratuité et de ­liberté qu’il y a dans l’économie de l’immatériel.
Grand reporter. Parallèlement à son œuvre philosophique, Michel Bosquet (Bosquet, traduction française de Horst) poursuit une carrière de journaliste amorcée à Paris-Presse, puis à l’Express. Il suit Jean Daniel lorsque celui-ci transforme, avec Claude Perdriel, France Observateur en Nouvel Observateur en novembre 1964. Grand reporter, spécialiste des questions économiques, Michel Bosquet en sera un des rédacteurs en chef à partir de 1981. A la fois dans son travail philosophique et dans son métier de journaliste, il sera un des penseurs de l’écologie politique.
Il avait abordé Dorine, anglaise d’origine, un soir neigeux, le 23 octobre 1947, pour l’inviter à aller danser et ne l’a plus jamais quittée. Elle était atteinte d’une affection évolutive depuis de nombreuses années. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfants. André Gorz disait à Libération, en septembre 2006 : «A mon avis, les bons pères sont ceux qui ont eu besoin de père dans leur enfance. Moi, je n’avais pas envie d’avoir de père parce que je n’aimais pas mon père. […] Tous les deux, on n’a pas de continuité, ni rien à transmettre. Nous n’avions pas de famille à fonder pour transmettre quoi que ce soit, puisque nous ­n’avions jamais eu de famille nous-mêmes. Si nous avions eu des enfants, j’aurais été jaloux de Dorine. Je préférais l’avoir pour moi tout seul.»

(1) Editions Galilée.

Frédérique Roussel (Libération du 25 septembre 2007)

André Gorz, le philosophe et sa femme

Arrivé à un âge où il ne se sent plus la force d'entreprendre un livre de longue haleine, André Gorz se retourne sur sa vie, se rend compte qu'il n'en a jamais écrit l'essentiel, sa relation avec sa femme, et il commence à lui écrire, à elle, directement : "Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien."

Très peu de livres accrochent ainsi, en quelques phrases qui donnent le ton, le tempo, la musique et l'émotion, la qualité d'une vie. On lit cette lettre d'amour à une femme vivante, malade et qui souffre et qui va mourir un jour, lointain peut-être encore mais de toute façon trop proche, et cette mort devient aussi inacceptable pour celui qui lit que pour celui qui écrit. Dans les dernières lignes, qui reprennent les premières sur un ton qui étreint le coeur encore plus, cette mort est envisagée. Un tel livre, court, exact, poli comme un galet sans effort apparent, vient rappeler ce que peut la littérature quand elle sonne vraie parce qu'elle sonne juste.

Racontant un amour singulier, il tombe à pic dans un débat encore une fois en cours sur le couple. A un extrême, Sartre et Beauvoir, que Gorz et Dorine ont bien connus : l'expérience de l'ouverture, la fidélité au pacte conclu d'engagement à vie et du tout se dire des autres relations amoureuses que l'on s'autorise sans trahir la relation fondatrice, priorité des priorités. A l'autre extrême, Gorz et Dorine, le même pacte mais cette fois dans l'engagement exclusif, corps et âme, puisque l'âme est le corps vécu. La fidélité devient réciprocité éthique : je ne te fais pas ce que je ne voudrais pas que tu me fasses. Entre ces deux paradigmes, toute la gamme des aménagements possibles, contrats tacites, compromis, mensonges, omissions, frustrations, réussites affichées, échecs cachés, ou l'inverse, arrangements qui sont le lot plus ou moins choisi de tant de couples quand ils durent.

Le magnifique, dans Lettre à D., n'est pas de donner un exemple - Gorz, philosophe du social, ne prétend pas établir une norme à partir d'une entreprise à deux qu'il sait exceptionnelle et en quelque sorte voulue par l'histoire, la grande, celle qui tranche les vies - mais de donner un sens politique à l'amour. Non pas sécession et refuge mais réalisation de quelque chose qui le dépasse en le confirmant et en s'affrontant au monde. En l'occurrence une oeuvre, philosophique, littéraire, journalistique dont l'un et l'autre puissent être fiers ensemble parce qu'elle agit. Ce n'est pas tout de rencontrer l'âme soeur, encore faut-il trouver un projet qui pérennise la rencontre et la rende productive d'autre chose que la relation elle-même. Gorz, quand il rencontre Dorine, écrit un essai philosophique qui doit fonder une hiérarchie des conduites humaines face à la finitude, à la précarité, à la vie collective, à l'histoire, à tout ce que Sartre appelle la "situation".


CONFIANCE SANS FAILLE


Une telle entreprise ne peut se réaliser pratiquement que si quelqu'un la valide en la reprenant à son compte. C'est ce que fait Dorine avec une confiance sans faille. Ils ont connu l'un et l'autre l'expérience fondatrice de l'insécurité ; ils bâtiront ensemble, en se protégeant mutuellement, le socle sur lequel écrire sur l'insécurité qui est la vie même. Ecrire est sa vocation. Elle l'aide, professionnellement aussi, devient sa documentaliste, son interlocutrice, sa première lectrice, sa seule critique, armée d'une capacité de jugement imparable. Galère d'abord, longue, décourageante parfois, pour lui, après l'inaboutissement de l'essai philosophique ; joie partagée, quand Le Traître paraît, de voir leur vie s'ouvrir aux autres et ceux-ci l'accueillir parce qu'à eux deux ils illuminent, affectivement autant qu'intellectuellement. Dorine est sociable, spontanée ; Gorz est intelligent, extrêmement, introverti, rétractile. Il va changer. Dans Lettre à D., il explique l'effet de la publication d'un livre quand celui-ci est reconnu : "Tu as souvent dit que ce livre ( Le Traître) m'a transformé à mesure que je l'écrivais. (...) Ce n'est pas de l'écrire qui m'a permis de changer ; c'est d'avoir produit un texte publiable et de le voir publié. (...) Magie de la littérature : elle me faisait accéder à l'existence en tant même que je m'étais décrit, écrit dans mon refus d'exister. Ce livre était le produit de mon refus, était ce refus et, par sa publication, m'empêchait de persévérer dans ce refus. C'est précisément ce que j'avais espéré et que seule la publication pouvait me permettre d'obtenir : être obligé de m'engager plus avant que je ne le pouvais par ma solitaire volonté, et de me poser des questions, de poursuivre des fins que je n'avais pas définies tout seul."

Ils reçoivent ensemble, dans un village de l'Aube, au seuil de la belle maison simple pour laquelle ils ont quitté Paris dans les années 1980. Du pré d'un hectare autour d'elle, ils ont fait un jardin avec deux cents arbres. Il est comme d'habitude, amical, discret, chaleureux ; elle aussi. Ils ont vieilli, lui moins qu'elle dont la pâleur frappe et les maux se taisent ; lui a pour elle toutes sortes d'attentions ; elle aussi pour lui. Il est en pleine santé, l'air fragile comme il l'a toujours eu, mais le corps mince et musclé, on le devine à sa démarche. Elle est diaphane et souriante, précautionneuse : la douleur guette un geste de trop pour bondir sur elle. Ils sont accueillants, posent des questions ; on est venu pour leur en poser sans les mettre sur le gril. Elle ne veut pas participer à l'entretien : c'est son livre à lui, il est le peintre, elle le modèle ; c'est lui qu'on est venu voir, dit-elle, pas le sujet du tableau à qui le tableau suffit bien et dans lequel elle ne se reconnaît pas tout à fait, même s'il dit la vérité, sa vérité à lui. Une subjectivité reste une subjectivité.

Celle de Gérard Horst (son vrai nom) est pleinement assumée sous le nom d'auteur d'André Gorz. Quand il a écrit ce texte, au printemps 2006, il n'était pas sûr de le publier, par discrétion à son égard, et puis il se demandait qui il pourrait intéresser. Michel Delorme, son éditeur chez Galilée, n'a pas hésité : il fallait que ce livre paraisse, car c'en est un, à tous les sens du mot, un livre beau, un livre nécessaire, un livre qui délivre. De quoi ? Gorz n'en est pas sûr mais écoute ce qu'on lui en dit : il délivre de la crainte d'exprimer à la première personne des sentiments pour les comprendre en philosophe existentialiste.

"J'avais déjà employé le "tu" dans Le Traître, en m'adressant à moi, pour m'objectiver, me voir tel que je pouvais apparaître à autrui, me décrire dans mes manies, dans cette fuite devant l'existence qui m'avait amené à la pensée théorique et m'y enfermait comme dans une bulle. Le Traître était un travail de libération, mais je n'y donnais aucune place à l'amour, et même je le trahissais. Mais, après avoir pris la mesure de ma position existentielle - singulière comme celle de chacun -, j'ai pu porter ma pensée sur le monde social et y décrypter l'aliénation des producteurs à leur propre produit. Dans cette lettre à Dorine, le "tu" me sert à prendre une vue vraie sur ma vie avec elle. Dans Le Vieillissement déjà, à 38 ans, j'avais compris que, vieillir c'est accepter ce fait d'expérience : on ne fait jamais ce qu'on veut et on ne veut jamais ce qu'on fait. De sorte que chacun est hétéronome. Et pourtant, on fait ce que l'on juge devoir faire parce qu'on se sent et donc se rend capable de le faire. Ainsi s'étend, si peu que ce soit, notre sphère d'autonomie. Il faut donc accepter d'être fini, d'être ici et pas ailleurs, de faire ça et pas autre chose, d'avoir cette vie seulement. LeSocrate de Valéry le disait justement : "Je suis né plusieurs, et je suis mort, un seul. L'enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et meurt." Vivre avec Dorine, l'aimer et aimer notre vie ensemble m'a appris cela, mais je ne le disais pas, car je ne comprenais pas encore combien j'avais besoin d'elle pour écrire, plus qu'elle n'avait besoin de moi pour vivre."


ECOUTER SANS JUGER


Quand on a connu Gorz et Dorine dans les années 1970, rencontré chez eux Ivan Illich, Herbert Marcuse, Rossana Rossanda, William Klein, et des intellectuels plus jeunes et actifs dans le mouvement social comme Marc Kravetz, Tiennot Grumbach, on se souvient de leur façon absolument non mondaine de recevoir des gens qui avaient quelque chose à apprendre les uns des autres et de leur présence discrète à eux, de sa façon à lui de vous interroger sans ambages sur l'essentiel, de sa façon à elle de vous écouter sans juger quand vous aviez des difficultés personnelles. Le monde extérieur existait très fort chez eux, à Paris. Aujourd'hui leur viennent encore, plus espacées, des visites de jeunes gens que le travail de Gorz inspire dans leur action, syndicale, politique, sociale. Des universitaires aussi qui travaillent sur son oeuvre. Ainsi le monde ne vient-il pas à eux dans leur campagne seulement par les publications qu'il lit assidûment et discute avec elle pour écrire dans des revues comme Multitudes ou EcoRev. Il y publie des articles toujours très clairs, ardus seulement parce qu'ils expriment une pensée radicalement différente de celle qui règne sur l'économie politique.

Votera-t-il pour la présidentielle ? "Probablement, mais sans croire au discours des candidats qui promettent le plein emploi et l'emploi à vie. Tous mentent sur cette question et le pire est que tous le savent. L'avenir ne se joue pas au niveau de la politique d'Etat, il se construit en réalité dans les petites collectivités, au niveau communal, par des comportements sociaux qui rompent avec la logique du profit financier. C'est là que les luttes ont un sens." Sur ce sujet, il peut parler des heures, animé d'une conviction entière. Sa critique radicale du capitalisme n'a pas désarmé. Ses livres la développent de façon de plus en plus fine, acérée. Mais on n'est pas venu pour parler de théorie, il le sait. On a une question sur les lèvres, une fois la Lettre à D. refermée sur ces mots : "Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la vivre ensemble." Un exit commun à la façon d'Arthur Koestler et de sa femme Cynthia ? "Nous avons parlé de ce suicide à deux quand nous l'avons appris. Mais c'était leur histoire, presque leur combat. Je n'y pense pas et elle non plus. Dorine et moi vivons dans l'infini de l'instant en sachant qu'il est fini et c'est très bien ainsi. Pour nous, le présent suffit."

On sourit à leur chance, elle n'est pas donnée à tous ; eux se la sont donnée ; ils l'ont construite. A quel prix ? Elle seule pourrait le dire. Mais rien dans son regard ne trahit le sacrifice, "si démoralisant pour la personne à qui l'on se sacrifie", disait Oscar Wilde. Un beau couple sans enfant mais avec oeuvre, ses livres, et en tout cas celui-ci, qui restera.


Michel Contat (Le Monde du 27 octobre 2006)

20.9.07

A lire


« Drieu », de Victoria Ocampo, notes et avant-propos
de Julien Hervier (Bartillat, 152 pages)



Quand Drieu en février 1929 rencontre Victoria Ocampo, au même moment la santé de son ami Rigaut se délite entre stupéfiants et cures de désintoxication. «Telle était la manière de Drieu de reconnaître que quelque chose lui plaisait : il se sentait obligé de faire des compliments en dénigrant.» (Victoria Ocampo)

La dernière liberté


Le Cabaret Voltaire au 1er de la petite Spiegelgasse, à Zurich (Suisse)

"Je suis un homme. Je suis maître de ma peau. Je le prouve." (Le Feu follet, Drieu la Rochelle)

"Le dadaïste aime la vie parce qu'il peut s'en débarrasser à tout moment, la mort étant pour lui une affaire dadaïste." (En avant dada, Richard Huelsenbeck)

Suicide médicalement assisté pour l'actrice Maïa Simon

La comédienne s'est rendue en Suisse pour "abréger ses souffrances". Atteinte d'un cancer, elle n'a pas voulu attendre d'être emportée par la maladie.


C'est son dernier coup de théâtre. La comédienne française Maïa Simon a décidé de mettre en scène jusqu'à ses derniers instants.


L'actrice, qui s'est éteinte hier à l'âge de 67 ans, avait rejoint la Suisse deux jours plus tôt pour pouvoir avoir recours à un « suicide médicalement assisté » afin d'« abréger ses souffrances », a indiqué l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD).

La comédienne est morte « mercredi matin à 11 h 30, entourée de ses amis » à Zurich, a précisé le président de l'ADMD, Jean-Luc Romero, à l'AFP. Elle a choisi de « vivre sa fin de vie selon sa propre acception de la dignité ». « Elle a pris d'elle-même un médicament, le penthotal, qui lui avait été prescrit» afin de mettre fin à ses jours, a-t-il ajouté.


Un geste qu'elle a souhaité expliquer de vive voix. Avant de mourir, l'actrice a enregistré une interview où elle explique sa décision de recourir à l'aide au suicide. Cet enregistrement a été diffusé par la radio RTL aujourd'hui. L'un des médecins de l'actrice devrait aussi s'exprimer sur l'antenne.


Le suicide de la comédienne replace sur le devant de la scène le débat sur l'euthanasie, lancé par la mort médicalement assistée de Vincent Humbert. En Suisse, l'assistance au suicide est légale lorsqu'il s'agit d'assistance passive et après que la personne a certifié son accord.


Née le 10 novembre 1939 à Marseille, Maïa Simon avait débuté au théâtre, jouant sous la direction de Maurice Béjart, Jean-Louis Barrault ou Jorge Lavelli à la fin des années 1960, avant d'apparaître dans de nombreux téléfilms et feuilletons. Au cinéma, elle jouait aux côtés de Jean Rochefort et Claude Brasseur sous la direction d'Yves Robert, dans la comédie Nous irons tous au paradis (1977), et tenait un petit rôle dans Les Témoins d'André Téchiné (2007).


(Source : Le Figaro du 20/09/07)

15.9.07

D'un blog l'autre



C'est l'ami Claro (traducteur entre autres de William T. Vollmann, Thomas Pynchon, Marc Z. Danielewski, Kathy Acker, Hubert Selby Jr.) qui ouvre le b.a.l en m'envoyant un courriel pour me prévenir qu'on parle (en bien) du Feu follet ici. Alors commence une belle partie de ping-pong virtuelle avec J.R. au centre de la table...

Fin de l'article

"Ces mots, sobres et violents, closent le livre. La puissance de ce petit roman a pour raison principale la parfaite adéquation du style et du contenu. L’ambiance créée par Drieu la Rochelle est lourde, triste et ses phrases courtes, saccadées contribuent à créer cette ambiance sinistre. Les métaphores, seules fantaisies stylistiques de ce livre, sont elles-mêmes empreintes d’une poésie mélancolique que certains trouveront peut-être aujourd’hui un peu trop convenue (« Le jour glissait sur la nuit comme un chiffon mouillé sur un carreau sale »). Quoi qu’il en soit, il faut lire et relire le Feu follet."

10.9.07

Un silence assourdissant



Environ 3.000 personnes se suicident chaque jour dans le monde, soit une victime toutes les 30 secondes en moyenne, a alerté lundi l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à l'occasion de la Journée mondiale de prévention du suicide.

Pour chaque personne qui met fin à ses jours, au moins 20 autres font une tentative de suicide, a encore indiqué l'OMS qui relève que le traumatisme émotionnel subi par l'entourage d'une personne suicidée ou qui a tenté de porter atteinte à sa vie «peut durer de nombreuses années».

«Le taux de suicide a augmenté de 60% dans le monde au cours des 50 dernières années et la hausse la plus marquée a été relevée dans les pays en développement», selon l'OMS. Le suicide est désormais la troisième cause de mortalité parmi les jeunes âgés de 15 à 34 ans, mais la majorité des suicides sont commis par des adultes.

De plus en plus de personnes âgées mettent en outre fin à leurs jours, a indiqué l'OMS qui appelle à faire tomber les tabous afin que le sujet puisse être abordé ouvertement et permettre ainsi la mise en place de stratégies de prévention.

Pour l'agence de l'ONU, «il faut que le suicide ne soit plus considéré comme un tabou ou le résultat acceptable de crises personnelles ou sociales, mais un indicateur de santé relevant de risques psycho-sociaux, culturels et environnementaux qui peuvent faire l'objet de politiques de prévention».

(Source : Libération du 10 septembre 2007)

4.9.07

La question


J.R. par Marjolaine Siriex

" (...) la plus grande illusion à propos du suicide réside dans cette croyance qu'il existe une réponse clef, unique et immédiate - voire même un faisceau de réponses - quant aux raisons susceptibles d'expliquer l'acte." (Face aux ténèbres, William Styron)