25.1.06

Nul n'est censé ignorer Dada !


Pierre Pinoncelli


"Hier, entre deux affaires pénibles, la 28e chambre du tribunal de grande instance de Paris s'est offert une demi-heure de récréation avec le cas Pinoncely, Pierre, 76 ans, retraité artiste demeurant à Saint-Rémy-de-Provence. Cet homme-là ne peut pas voir la Fontaine, ready-made de Marcel Duchamp, sans lui donner un coup de marteau. La première fois, c'était le 24 août 1993 au Carré d'art de Nîmes. En pleine expo, Pinoncely pisse dans le fameux urinoir ­ une des huit reproductions réalisées en 1964, l'original de 1917 ayant été «égaré» ­, puis lui balance un coup de masse. Tout cela pour «ramener l'oeuvre à son statut initial de pissotière» et surtout «prolonger la provocation de Duchamp». Cette intervention artistique lui vaudra un mois de prison avec sursis, 40 000 euros au titre de la dépréciation de l'oeuvre, plus divers frais, notamment ceux de restauration (sommes jamais payées).

Garde à vue. La deuxième fois, c'était le 4 janvier au Centre Pompidou, lors de l'exposition «Dada». S'ensuivent quarante-huit heures de garde à vue et une convocation au tribunal. La présidente de la 28e chambre refuse d'emblée d'entrer dans les nuances du débat artistique : «Avec orgueil, vous croyez pouvoir vous affranchir des règles de la société. Cet aspect de votre personnalité pose problème.» Pinoncely, voix ferme mais polie : «Je n'ai fait que ramener l'oeuvre à son état précédent.» Celui où il l'avait laissée en 1993. Car il s'agit du même exemplaire, celui du Musée national d'art moderne, quasi remis à neuf.

Le fond du problème, c'est que Pinoncely (nom d'artiste : Pinoncelli) ne supporte pas que le Centre Pompidou ait exposé l'urinoir sans rappeler dans la documentation sa brillante intervention de 1993. C'est que l'homme se sent un peu coauteur, désormais. Il s'en est expliqué dans une lettre assez loufoque, adressée le 11 novembre au commissaire de l'expo «Dada» et commençant ainsi : «L'institution ­ dont vous faites partie ­ représente à mes yeux le point extrême de l'imbécillité convulsive.» Cependant, nulle menace de récidive dans ce courrier, Pinoncely affirmant avoir arrêté le performing art, activité dans laquelle il se fit remarquer pendant quarante bonnes années, arrosant ici André Malraux de peinture rouge (1969) ou perpétrant là un faux hold-up pour protester contre l'apartheid (1975). Finalement, Pierre Pinoncely, pétillant malgré le poids des ans, n'a pas pu se retenir : pan et repan sur la pissotière !

«Exorbitante». L'artiste s'est pointé au tribunal sans avocat ; il n'avait pas prévu que le Centre Pompidou se porterait partie civile à l'audience. Du civil s'est donc ajouté au pénal et on a tout de suite parlé gros sous. Le coût des réparations est estimé à 14 352 euros, que Pinoncely estime «normal» de payer. Mais l'avocate du Centre a aussi réclamé 427 000 euros pour préjudice de dépréciation, tout en admettant que la somme est «exorbitante». Mais le calcul est simple : le préjudice est évalué à 15 % de la valeur de l'oeuvre, estimée aujourd'hui à 2,8 millions d'euros. Ça fait cher l'intervention dada.

Pinoncely a alors eu beau jeu de pointer cette contradiction : «En 1993, avant mon coup de marteau, l'urinoir était évalué à 450 000 francs (70 000 euros). Après mon acte, on m'a dit qu'il avait perdu de sa valeur, qu'il était déprécié. Or maintenant, cette même oeuvre est évaluée à 2,8 millions d'euros. Alors, de quelle dépréciation parle-t-on ?» La présidente est restée sourde à ce raisonnement, condamnant Pinoncely à trois mois de prison avec sursis, aux frais de restauration et, plus lourd, à 200 000 euros pour le préjudice ! Le cogneur dada a déclaré qu'il ferait appel."


Source : article de Edouard Launet dans le Libération du 25 janvier 2006